4

Sharl agitait les pieds et babillait joyeusement dans le couffin improvisé qu’Aleytys portait sur l’épaule, de telle sorte que le bébé était pelotonné contre sa hanche droite. Dans le rougeoiement du soleil qui s’abaissait dans le ciel polychrome, les bâtisses nues paraissaient plus laides encore. Elle leva les yeux vers Stavver qui marchait silencieusement à son côté, la seule concession à sa présence étant ses pas plus courts pour lui permettre d’aller à la même allure que lui.

– Il m’en veut toujours… marmonna-t-elle.

Autour d’eux, la rue commençait à s’emplir de voyageurs, tous de sexe masculin. Elle était la seule femme. Stavver allongea un peu le pas et les autres s’écartèrent pour le laisser passer, le regard partagé entre la désapprobation et le respect. Désapprobation de voir une femme envahir le domaine réserve aux hommes et respect pour son statut de gikena. Elle lutta contre sa nervosité et chercha Peleku du regard, mais ne put le découvrir parmi les groupes de bavards qui se formaient et se défaisaient tandis qu’ils marchaient en direction du plus haut bâtiment du quartier karkesh.

– Pourquoi cette hâte ? (Elle posa la main sur le bras de Stavver et sourit en sentant ses muscles se durcir en signe de rejet.) Je pensais que nous étions censés nous perdre dans la foule.

– N’en parle pas maintenant.

– Pourquoi ? Qui pourrait nous entendre ?

– Ferme-la !

– Mais…

Il la foudroya du regard.

– Plus tard !

Aleytys se calma et poussa un soupir. Elle mit la main dans le couffin pour que Sharl joue avec ses doigts. L’amour de son fils lui permit de supporter l’attitude de Stavver.

Celui-ci s’arrêta devant le portail et se rembrunit quand il vit que les Lamarchiens qui faisaient déjà la queue laissaient passer la gikena. Elle sentit monter en lui une certaine colère, mais son sens de l’humour reprit le dessus. Il lui sourit.

– Pas très utile de chercher à passer inaperçus, hein ?

Elle tremblait de soulagement et parvint à glousser faiblement.

– Pas tellement.

Deux personnages en gris firent pivoter la grille d’acier puis barrèrent la route du passage couvert qui menait à l’immeuble.

Stavver s’éclaircit la gorge.

– Je viens échanger une pierre contre l’acier.

– Tu as poaku ?

Le personnage de gauche était celui qui avait parlé, surprenante voix de basse émanant de sous la capuche.

– Poaku. (Stavver leva son sac en cuir.) Pour acheter une lame karkesh pour mon fils. (Il hocha négligemment la tête en direction d’Aleytys.)

– Ça est femme.

Aleytys perçut l’envie de rire que réprima aussitôt Stavver. Le visage grave, il répondit :

– Tes yeux sont vifs, sho Karks.

Elle résista à l’envie d’envoyer un coup de coude dans les côtes de Stavver et souleva son couffin.

– Son fils, dit-elle rapidement.

Le Karsk hocha la tête. Elle remit le bébé en place et le Karsk, appuyant sur un bouton, s’écarta. Un troisième personnage en gris apparut dans l’ouverture et leur fit signe de l’accompagner. Elle suivit Stavver et entendit derrière elle une voix déclarer :

– Je viens échanger une pierre contre l’acier.

Leur guide posa sur un bouton un pouce ganté. La lourde porte coulissa silencieusement dans un mur épais de un mètre. Stavver sourit à Aleytys inquiète et secoua la tête.

Le couloir était étroit au point qu’une seule personne pouvait s’y glisser et les épaules pourtant assez peu larges de Stavver en frôlaient presque les murs opposés. Aleytys trottinait derrière lui avec l’impression d’être un parasite dans l’intestin d’un gros animal de pierre. Elle avait disposé le couffin devant elle pour éviter que la tête de Sharl ne vînt heurter un mur. Aucune source d’éclairage n’était visible, mais l’on y voyait clair. Aleytys renonça à comprendre ce phénomène, haussa les épaules et plissa le nez devant la couleur marron des murs.

Stavver s’arrêta brusquement et elle le percuta. Le choc réveilla Sharl, qui se mit à pleurer. Le Karsk toucha du dos de la main une plaque de serrure et avança. Aleytys les suivit en consolant son fils, et ce furent ses pas sonores qui lui firent prendre conscience de la taille de la salle où elle venait d’entrer.

Ses yeux se levèrent jusqu’au plafond si haut qu’une toile d’ombres et de lumière révélait une étonnante forme d’art chez des créatures si peu esthétiques. Dans des niches et sur des piédestaux, d’innombrables poaku miroitaient comme autant de soieries de pierre : topaze et vermillon… turquoise… ébène… viridiane… ombre… des formes qui ravissaient l’œil et séduisaient le toucher.

Aleytys porta le regard sur le sac en cuir qui se balançait au bout de la main gauche de Stavver et éprouva soudain un intense sentiment de propriété à l’égard de son poaku. Elle eut envie de lui arracher la pierre et de s’enfuir du bâtiment, de courir et de s’échapper en serrant le poaku contre elle. Mais elle lutta contre cette absurdité et suivit Stavver, serrant Sharl au lieu de la pierre.

À l’autre extrémité de la pièce, ils empruntèrent un autre couloir étroit, puis s’arrêtèrent.

– Entrez, s’il vous plaît, dit le Karsk en s’écartant.

Stavver se renfrogna.

– Qu’est-ce qui nous attend ?

Patiemment, le Karsk répéta ses paroles :

– Entrez, s’il vous plaît. L’acheteur attend.

Feignant avec une morgue virile d’ignorer Aleytys, Stavver pénétra à grands pas dans la salle, une main sur le manche de son poignard. Aleytys le suivit en veillant à demeurer très digne. Après que Stavver se fut installé dans la chaise de vendeur, elle s’assit sur une banquette, contre le mur. Elle posa Sharl sur ses genoux et son regard alla du visage à la capuche tout le temps de l’entretien.

Le Karsk restait silencieux, ses mains gantées enfouies dans les larges manches de sa robe.

– Je viens échanger la pierre contre l’acier.

Stavver était assis raide, le regard plongeant dans la capuche face à lui, une main posée d’un air protecteur sur son sac.

Le Karsk baissa la tête, recula sa chaise, sortit une boîte en cuir de sous son bureau et la posa doucement sur la surface plane. Habilement, malgré les épais gants, il ôta les fermetures et releva le couvercle. Il fit pivoter la boîte au moment où un rayon de lumière venait tomber sur les lames nichées dans le velours. Stavver se pencha en avant, reprit son souffle puis se détendit.

Aleytys vit qu’il jouait à la perfection son rôle d’indigène habile quoique nerveux. Le petit corps de Sharl la réchauffait, mais elle songea qu’il ne tarderait pas à se réveiller : l’heure de son repas était proche. Elle soupira en espérant qu’il se tiendrait tranquille jusqu’à leur retour au camp.

Stavver déposa sur le bureau le sac contenant le poaku et libéra les lames l’une après l’autre. Il les soupesa et en conserva trois. Puis il fourra la main dans le sac et en sortit le poaku, qu’il posa soigneusement sur le bureau.

– La pierre pour l’acier, dit-il quelque peu brusquement.

– Une pierre, une lame, comme le veut la coutume.

Stavver branla brièvement du chef. Soudain il releva les lames et se dressa, effrayant le Karsk qui recula. Feignant d’ignorer sa réaction, il présenta cérémonieusement les poignards au bébé en les tenant un à un au-dessus de sa tête.

– Réveille l’enfant, dit-il froidement en réprimant un rire, les yeux pétillants de malice.

Aleytys le foudroya du regard mais obéit au bout d’un instant. Le bébé cilla en regardant ces objets brillants, ses longs cils s’abaissant et se relevant sur ses grands yeux bleu vert. Aleytys frissonna mais resta muette tandis que Stavver répétait son geste. À la troisième lame, l’enfant s’anima et tendit la main.

Aleytys, haletante, l’écarta en serrant les lèvres sur le torrent de paroles dont elle voulait abreuver Stavver.

Le voleur émit un grognement de satisfaction. Il écarta les deux autres poignards et posa celui qu’avait choisi Sharl à côté du poaku, le manche tourné vers le Karsk.

– Acier contre pierre, sho Karsk.

Le personnage en gris caressait les sculptures de la pierre.

– C’est une pierre neuve, fit-il d’un ton légèrement méprisant, comme s’il se fût retenu par courtoisie de ricaner.

Stavver salua, un masque grave sur le visage. Il tourna la pointe du poignard vers le Karsk et lui ôta doucement la pierre des mains.

– Mes regrets, sho Karsk, pour t’avoir fait perdre ton temps.

– Homme des éperviers.

– Oui ? (Stavver, à demi tourné, se tenait à la porte.)

– Mes yeux se font vieux. Peut-être… (La main étroite et subtilement anormale se tendit doucement, dans l’expectative.)

Stavver hésita.

– Si la pierre est sans valeur…

– Tu possèdes un fils extraordinaire, pour qu’il puisse déjà juger de la qualité d’une belle lame.

– Peut-être, si la lumière était meilleure…

Stavver revint vers le bureau et reposa la pierre dans la main tendue. Mais il ne se rassit pas.

– Bien que jeune, cette pierre a une taille séduisante. L’ouvrage est plein de talent. (Les doigts gantés glissaient sur les contours polis.) Acier contre pierre ?

– Comme tu veux. (Stavver prit le poignard.) Il y a un étui ?

– Comme tu le dis. (Le Karsk plongea la main sous le bureau et sortit un carré de cuir souple.)

Stavver enveloppa silencieusement le poignard puis fourra le paquet sous sa ceinture. Il inclina de nouveau la tête.

– L’affaire est meilleure quand les deux parties sont satisfaites.

– Comme tu dis.

Le Karsk referma la boîte et la rangea hors de vue. Il avait également dû appuyer sur un bouton, car leur guide reparut à la porte.

– Puisses-tu avoir de nombreux fils, dit l’acheteur en posant les mains à plat sur le bureau.

– Puissent tes enfants être nombreux comme les feuilles d’un arbre, répondit Stavver en se redressant de toute sa hauteur. (Il adressa un signe à Aleytys et ils sortirent de la salle.)

Dans la rue, ils longèrent la file de voyageurs Lamarchiens venus acheter des lames. À mi-chemin, un visage d’elfe leur sourit.

– Hakea. (Aleytys s’arrêta à côté de lui.) Tu vas chercher ta lame, aujourd’hui ?

– Oui. (Avec un nouveau sourire, il se mit à danser sur place, trop excité pour demeurer immobile.)

– La matinée a été bonne pour toi, si’a gikena ?

(Peleku lui sourit puis fronça les sourcils à l’adresse de son fils.) Tiens-toi comme il faut, jeune huale.

– Très bonne, mon ami. (Elle jeta un coup d’œil à Stavver, qui se dirigeait vers leur camp. Elle tapota le couffin et ajouta :) – Mon fils, malgré son très jeune âge, a déjà sa lame pour sa saignée. Grâce à toi.

– N’est-ce pas un peu tôt ? Il devrait choisir par lui-même.

– C’est ce qu’il a fait. Mon fils n’est pas un bébé ordinaire. Je ne sais d’ailleurs pas quand je reviendrai de ce côté de la planète. Les Lakoe-heai conduisent souvent mes pieds sur d’étranges sentiers. Bien… Bonnes affaires, mon ami !

Elle rattrapa Stavver, qui pénétrait sur le terrain de campement.

– En as-tu vu suffisamment ?

– Non.

– Non ?

– Ça ira. (Il gloussa et lui ébouriffa les cheveux.) On n’en voit jamais assez pour ne courir aucun risque.

– Rapace ! (Elle fit passer Sharl sur l’autre hanche.) Alors ce sera cette nuit.

– Parle d’autre chose.

– Eh bien… pourquoi ces inquiétants personnages rampent-ils dans… dans de tels trous de vers ? (Elle frissonna.)

– Ce sont apparemment des agoraphobes de naissance.

– Hein ?

– Ils ont peur des espaces libres. (Il l’attira contre lui en se dirigeant vers leur caravane.) En un certain sens, c’est une chance pour ce monde. Leurs pieds écailleux ne viennent pas fouler la totalité de Lamarchos.

– Hmm… Que vas-tu faire le restant de la journée ?

– Dormir.

– Rien que dormir ?

Il gloussa et la serra contre lui. Elle sentit se déplacer ses côtes.

– Eh bien, peut-être pas tout l’après-midi.

Lamarchos
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